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La France blessée
LE MONDE | 05.06.04 | 14h50

Cela se passe en France. En Europe. Dans ce pays, sur ce continent où les juifs furent stigmatisés, persécutés, exterminés. Deux jours avant la célébration du soixantième anniversaire du Débarquement allié en Normandie, qui allait signifier le début de la fin de la barbarie nazie, un jeune juif français, portant la kippa, a été agressé en pleine rue par un homme qui lui a porté un coup de couteau à la poitrine en criant "Allah Akbar". Cela s'est passé, le 4 juin, à Epinay-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, à proximité de l'Institut talmudique Nekor Israël, où le jeune est élève. Ses jours, heureusement, ne semblent pas en danger.

L'antisémitisme a franchi une nouvelle étape. On ne peut que rapprocher les deux événements : encore ! à nouveau ! des juifs victimes d'injures, d'agressions, de haine ! En Europe. En France. Et on ne peut que partager le sentiment de peur et de révolte qui saisit la communauté juive de France devant ce recommencement.

Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Dalil Boubakeur, a immédiatement "condamné, au nom de la communauté musulmane de France, cet acte qui inspire horreur, révolte et dégoût". Il a ajouté : "L'invocation du nom d'Allah faite par l'auteur de cet attentat est une forfaiture et un alibi non recevable." Ces mots-là devaient être dits. Comme ceux du président Chirac, qui dénonce "avec la plus grande fermeté la très grave agression" ; comme ceux du ministre de l'intérieur, Dominique de Villepin, qui, venu sur place, promet que "tous les moyens nécessaires [seront mis en œuvre] pour retrouver le ou les agresseurs". M. de Villepin arrivait d'un déplacement à Boulogne-Billancourt pour féliciter les policiers d'avoir retrouvé les cinq jeunes qui avaient insulté et frappé le fils d'un rabbin. Le ministre a indiqué que 76 personnes ont été arrêtées depuis le début de l'année pour avoir commis des actes antisémites.

Des mots justes aussi dans la communauté juive, qui constate avec raison "une escalade" de l'antisémitisme et un climat qui va s'alourdissant dans la jeunesse des banlieues à cause d'une vulgate raciste véhiculée par des groupes radicaux comme le Parti des musulmans de France, habile à exploiter le chômage massif des jeunes et leur déshérence.

Après 1945, l'antisémitisme, s'il n'avait pas disparu, était devenu honteux et était cantonné à des minorités nostalgiques d'extrême droite. Aujourd'hui, un renouveau, parmi la communauté maghrébine et parfois au-delà, s'opère à partir du conflit du Moyen-Orient. Un nouvel antisémitisme s'affiche et génère une multiplication d'agressions. Il faut toutes les condamner et punir sévèrement leurs auteurs.

Mais il faut aller plus loin et lutter contre l'indifférence des Français qui n'y voient qu'un affrontement entre juifs et musulmans lié au conflit du Proche-Orient. Quels que soient les sentiments des uns ou des autres sur ce conflit, le transposer en France est pire qu'un crime, une faute. C'est à la France que s'en prennent l'antisémitisme et le racisme, à son identité républicaine et à son histoire, où se mêlent et se fécondent toutes les cultures et toutes les origines.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.06.04